In memoriam Richard Bligny (1945-2024)
Le décès de Richard Bligny survient un peu moins de 10 ans après celui de Serge Aubert, et c’est une autre figure de proue du Lautaret qui tire sa révérence. C’est pour moi la disparition d’un mentor, dont les compagnonnages intellectuels et humains m’ont profondément marqué.
Quand bien même ses recherches étaient éloignées des miennes, Richard avait accepté de diriger ma thèse, une thèse en partie réalisée au Lautaret et qui s’inscrivait dans le projet que nous avions dessiné pour ce que l’on appelait alors la station alpine. C’était au tournant des années 2000 ; une période marquée par les lourdes incertitudes qui pesaient sur l’avenir de ce lieu. Je lui suis extrêmement redevable de m’avoir accompagné et soutenu durant cette période compliquée. Il y avait du chemin à faire pour relier ses connaissances sur la biochimie des plantes et ce que je m’efforçais de faire en écologie ! Mais enfin, nous partagions une même passion pour les plantes alpines et nous avions la conviction que les regards croisés portés sur un même objet permettaient d’aiguiser la curiosité. Mais était-ce bien là l’essentiel ?
On a coutume de penser que les situations de crise agissent comme des révélateurs de personnalité et que c’est dans ces circonstances que l’on apprend vraiment à se connaître et à connaître son compagnon de cordée. S’il n’en est peut-être pas toujours ainsi, ce fut bien le cas à l’époque. Parmi les « hommes du Lautaret » (l’expression alors utilisée par nos collègues d’en bas), Richard personnifiait la force à la fois bienveillante, sereine et apaisée dont nous avions besoin pour affronter les gros temps. Et je dois dire que j’étais fier de faire partie de sa cordée. Ce que nous envisagions pour faire vivre ce lieu avait les contours d’un horizon de montagne, avec ses points hauts et ses points bas, ses défis difficiles à tenir et ses réussites plus assurées. Mais au-delà de tout, cet horizon était partagé. Sa conviction profonde, et son optimisme à toute épreuve, était que, face à cette vision commune, seraient vite balayées les vicissitudes du moment, ces péripéties « qui accaparent l’esprit sans l’illuminer » comme aurait dit Paul Valéry. Se mettre à bonne distance des petites luttes intestines pour la reconnaissance et le pouvoir était pour Richard la plus sûre manière de vivre pleinement. Ce que je garde de lui est cette capacité à bien distinguer les choses essentielles de celles qui le sont moins ou pas du tout, une capacité à ne pas se laisser distraire par les secondes afin d’être davantage présent au monde, en bonne compagnie des premières.
Je garde bien évidemment en mémoire les récits de ses périples en montagne. Il en parlait toujours en entremêlant les registres : l’observation savante et sensible, la découverte de l’altérité, le dépassement de soi. Comme si le savant, l’esthète et le sportif avaient convenus de ne faire qu’un pour décupler leur attention au monde. Je l’ai ainsi imaginé dans le sillage d’Humboldt, gravissant les pentes du Chimborazo, tout en observant la flore, mesurant la pression de l’air et dessinant des aquarelles. Je l’ai aussi imaginé comme une figure camusienne, qui fait le pied de nez à l’Histoire et au temps qui file, et retourne inlassablement en montagne comme on retournerait sur la plage de Tipasa. J’aurais aimé être davantage dans ses traces, ces traces qui vont rêver. Et même sans avoir eu le bonheur de le côtoyer plus longuement (que de regrets aujourd’hui !), j’ai compris grâce à lui que l‘on transmet d’abord ce que l’on est et plus accessoirement ce que l’on sait.
Richard, c’est aussi le souvenir d’un regard à nul autre pareil. Quiconque croisait ce regard se retrouvait immédiatement transporté dans un western de Sergio Léone, et ses mythiques gros plans sur le visage des héros qui annoncent le dénouement. Et avec Richard le dénouement c’était l’entendre dégainer des mots, toujours ciselés et tranchants ou le voir dégainer son stylo pour griffonner des notes, forcément percutantes, dans la marge. J’ai le souvenir de telles corrections apportées à mon manuscrit de thèse. Tout était passé au peigne fin. Même l’utilisation d’un point-virgule n’allait pas de soi et devait être pleinement justifiée ! Il avait cet amour de la langue française et des langues étrangères. Bien nommer était peut-être pour lui une politesse qu’il se devait de rendre au monde.
Enfin pour moi, Richard, c’était aussi le jeu ou plus précisément la confrontation joviale que permet le jeu. Celle-là même qui l’amenait à parier que, partant du Lautaret et en marchant à (très) vive allure, il rejoindrait le col du Galibier avant un cycliste (en l’occurrence Peter Streb) qui s’était fixé le même objectif, mais à la force des pédales. Dans le même genre, je me rappelle aussi une petite grimpette dans les Alpes autrichiennes, où, sans se l’avouer, nous avions testé ce que vingt-deux années de différence pouvaient produire sur les capacités d’un humain à s’élever le long d’une pente bien raide sans s’embarrasser de virages. Et, parvenus au bout de cette course effrénée, ce que m’avait alors offert l’instant et ce qui restera à jamais gravé dans ma mémoire, ce furent ses yeux pleins de malice, deux grosses billes d’agate pétillant d’un bleu intense et un grand éclat de rire à décrocher les étoiles. On aurait dit qu’il sortait tout droit d’un roman de Giono.
Philippe Choler, novembre 2024