In memoriam Serge Aubert (1966-2015)

              Avec la disparition brutale de Serge Aubert, je perds un ami, un compagnon d'aventures et de découvertes. Une estime réciproque nous liait et s'était imposée à nous comme le meilleur atout pour donner vie à nos projets et pour surmonter les obstacles qui se dressaient sur notre chemin. Aucun nuage n'a jamais assombri cette amitié vieille de 30 ans qui s'était forgée dans une même passion pour la botanique et la végétation des montagnes du monde. Sa disparition ne laisse pas seulement un effroyable sentiment d'inachevé et de vide, elle suscite aussi de nombreuses interrogations sur le sens de nos engagements professionnels et personnels, les deux étant si intimement liés dans les métiers de la recherche.

              L'aisance déconcertante avec laquelle Serge a gravi toutes les marches d'un parcours scolaire d'exception (Ecole Normale Supérieure, agrégation, thèse) a frappé tous ceux qui l'ont cotoyé à cette époque. Dans tous les domaines qu'il touchait, il était, tout simplement et en toute simplicité, le meilleur d'entre nous. Ceux qui le connaissaient davantage savaient également que, même de la rue d'Ulm, son regard portait d'abord et avant tout vers ces montagnes du gapençais et d'ailleurs qu'il aimait tant. D'une certaine manière, ses capacités intellectuelles l'ont souvent conduit sur des terrains qu'il n'avait pas imaginé fréquenter et sur lesquels il avait parfois du mal à se convaincre d'être à sa place. Je me rappelle très bien ses doutes pendant sa scolarité à l'ENS et à la sortie de son doctorat. Ses escapades lointaines auxquelles il accordait tant d'importance lui permettaient certes de vivre sa véritable passion de naturaliste-voyageur mais elles sonnaient aussi comme autant de décrochages, de ruptures avec le chemin trop rectiligne qui s'était ouvert devant lui.

              C'est au tournant des années 1990-2000 que son engagement pour le jardin botanique alpin du Lautaret prend forme. Parmi les quelques personnes ne pouvant se résoudre à voir cette institution centenaire sortir du giron universitaire, Serge s'imposera comme l'un des plus combatifs. Ce fût assurément un tournant dans son parcours professionnel mais aussi personnel. Ce "combat" commun a également renforcé les liens qui nous unissaient. Serge avait trouvé là le sens d'un engagement au service de la communauté académique, du grand public et du développement d'un site emblématique de son très cher département des Hautes-Alpes. Ces 15 dernières années se sont traduites par un investissement personnel hors-norme avec comme résultat le formidable essor de cette structure dont le rayonnement est aujourd'hui national et international. Aucun des élus et décideurs qu'il sera amené à rencontrer pour développer ce projet de site n'a pu rester insensible à son enthousiasme et à sa force de conviction. Lui qui voulait être le témoin de cette histoire du Lautaret avec un livre en préparation, il en est devenu l'un des plus illustres acteurs.

              Quand bien même la direction de la Station Alpine J. Fourier lui laissait peu de temps, Serge mettra un point d'honneur à collaborer à de très nombreux projets de recherche portant sur la biologie et l'évolution des plantes alpines. Il sera aussi à l'initiative de cette synthèse sur les plantes en coussins, un travail d'érudit qu'il considérait comme la bouffée d'oxygène de ses longues journées consacrées à la résolution des menus problèmes administratifs et financiers. Combien de fois l'ai-je vu, tard le soir, compléter, enrichir et illustrer sa base de données sur les plantes en coussins ? Il aimait par-dessus tout s'adonner à ce type de travail de fond qui devait laisser des traces. Il m'a souvent donné le sentiment  que je travaillais à côté du digne successeur de ses grands professeurs de l'Université de Grenoble (Jean-Paul Lachmann, Marcel Mirande) ayant marqué l'histoire de botanique alpine et des jardins alpins, ces grands savants-humanistes dont il connaissait la biographie sur le bout des doigts.

              Combien de fois l'ai-je entendu entrer dans le bureau sur le coup de 18h-19h avec son interpellation favorite "question !". S'ensuivaient des discussions toujours enflammées et enrichissantes sur la science, l'organisation de la science et tout le reste bien entendu. Je le revois tout joyeux me montrant cette photo d'un petit rhododendron des hautes montagnes de Papouasie Nouvelle-Guinée qu'il s'était promis d'aller photographier. Je le revois me faire passer toutes ces épreuves des cahiers du Lautaret auxquels il consacrait une part importante de son temps libre en me disant que la relecture ne pressait pas trop mais quand même... Qu'il était difficile de suivre son rythme de travailleur acharné !  Sa toute nouvelle passion pour la végétation des paramos, qui lui fera découvrir le nord de cette cordillère andine qu'il avait parcouru en long et en travers, m'avait convaincu que le Serge combatif et enthousiaste serait encore longtemps parmi nous...

              Serge, il y avait encore tant de belles choses à vivre, à partager et à découvrir.


Philippe Choler, mars 2015